Pourquoi dans ma poche ? Pourquoi est-ce que ce foutu billet est dans ma poche ? Il aurait pu arriver n’importe où ailleurs, mais il est là, dans ma poche à moi. Je suis sûr que la caissière l’a fait exprès parce qu’elle me connaît. Elle sait que j’ai un problème. Je suis certain qu’elle avait gardé ce billet en se disant : celui-ci, c’est pour le parano du deuxième. J’en suis certain, elle m’en veut. Elle savait que ce n’était pas un billet comme les autres, elle n’est pas idiote. Elle l’avait vu,elle aussi, le numéro écrit dessus. Si ça se trouve, c’est elle qui l’a écrit dessus pour que j’angoisse. J’angoisse.

C’est un numéro de téléphone. J’imagine que c’est un appât, un piège à con, un traquenard, une entourloupe. Si j’appelle, je vais sûrement tomber sur une compagnie qui vend des aspirateurs. Les vicieux. Ils sont prêts à tout, ceux-là pour vous vendre leurs cochonneries. Je vais les appeler, par curiosité, et ils ne me lâcheront plus.Ils vont débarquer chez vous, envahir l’appartement avec leur matériel, faire du bruit, cassé un vase pour faire une démonstration de leurs machines. Le vase de Tante Henriette ! Sans cœur ! Arnaqueurs ! Truands !

Elle s’appelle Isabelle, la fille du dépanneur. Elle est plutôt belle. Mais ce n’est pas une fille pour moi. Elle ne pourrait pas s’intéresser à un gars comme moi. De toute façon, je suis certain qu’elle me déteste. Elle sait que j’ai un problème et elle en profite. Elle me demande toujours si j’ai bien regardé la date sur le sac de pain. La date ! Comme si dans un magasin on laissait traîner des vieux pains sur les rayons. À moins que… Peut-être que si. Dans le fond, elle le fait peut-être exprès… Elle laisse traîner des vieux pains moisis, et elle attends que j’en prenne un. Puis elle me dis que je dois vérifier la date en espérant que je ne la fasse pas –c’est possible. Elle veut peut-être que je m’empoisonne. Ou alors, elle sait que les pains sont frais et fait semblant qu’il ne le sont pas pour que je m’inquiète et que je n’en achète pas. C’est comme pour le numéro de téléphone.C’est sûrement un coup monté. Elle est au courant de tout. C’est elle qui l’a écrit sur ce billet. C’est clair ! Mais pourquoi?

Il commence par 681, comme mon numéro à la maison. Pourtant je n’ai jamais donné mon numéro à la maison. Comment l’a-t-elle su ? Et quel rapport avec les pains ?

Si j’appelle à ce numéro, je vais tomber sur une fille en chaleur qui va baver des grossièretés pendant dix minutes pour essayer de m’exciter. J’aime encore mieux foutre ce billet à la poubelle. Elle va me demander mon numéro de carte de crédit. Escroquerie !Isabelle est sûrement au courant du fonctionnement du réseau. C’est peut-être elle qui le dirige, même, qui sait ? Ça pourrait expliquer aussi cette histoire de pains : elle sème le doute dans la tête des clients en leur faisant croire qu’ils pourraient ne plus être frais, et à force de le répéter, de nous inquiéter, elle finit par ne plus en vendre. Alors son parton, qui a bon cœur –enfin, je crois – les lui offre avant de partir, sachant qu’il ne les vendra plus le lendemain. C’est toujours mieux que de les jeter. Et Isabelle, la manipulatrice, redistribue son butin à ses légions de prostituées du téléphone pour qu’elles puissent reprendre des forces et parler plus longtemps. Un réseau organisé comme une armée. Incroyable !

Elle sait que j’ai un problème. Pourquoi est-ce qu’elle m’a donné ce billet. Pour que je redescende le changer ? Serait-ce aussi simple que ça ?Elle aura du le prévoir. Un parano comme moi. C’est sûr ! Une proie facile. Elle veut me revoir pour me faire encore angoisser. Elle va trouver un nouveau truc. Elle imagine des arnaques de vendeurs d’aspirateurs pour que je revienne et revienne et revienne. Elle me fidélise… Et plus je vais au dépanneur et plus elle y arrive. Si ça tombe, le parton est au courant. Il est complice. Il filme ça avec la caméra de sécurité,enregistre la conversation de son employée avec le débile du deuxième et fait des copies des cassettes vidéo pour ses amis. Et ils rient de moi. Ils me voient en train de vérifier, pour le quatre-vingt-sept mille trois cent trente-et-unième fois, la date sur le pain frais, la marque sur l’autocollant des bananes, la quantité de vitamine A dans le jambon cuit, et j’en passe. Ils se foutent de moi !

Le coup du numéro sur le billet, c’est sûr, c’est un coup du patron. Isabelle n’y peut rien. C’est sans doute lui qui l’a mis dans le tiroir-caisse avant de partir pour qu’il finisse, comme par hasard (!) dans ma poche à moi. Il connaît mon problème et il essaye d’en profiter. Il sait que j’angoisse facilement et que le numéro sur le billet c’est à coup sûr le truc idéal pour que je fasse une crise. Si la caissière le sait, il le sait aussi (évidemment, il filme tout !). Il a imaginé ce plan machiavélique pour que je redescende au magasin et que je dépense mon argent,parce que si j’avais le malheur d’essayer juste échanger le billet pour un autre, il m’en redonnerait un avec deux numéros, une série de lettres mélangées, une date et une référence biblique en plus ! Le patron du dépanneur est très malin.

Si je veux me sortir de leur pattes, il faut absolument ne pas décrocher pas le téléphone et surtout ne pas échanger pas le billet…  Je vais le mettre dans une boîte et ne plus y toucher. Je vais l’oublier pour quelques semaines. Ha !Je suis plus intelligent qu’eux ! Vendeurs d’aspirateurs ! Obsédés ! Tous dans le même sac ! Ils n’auront pas mon argent.

Et en plus, je vais arrêter de répondre à leur questions stupides – Avez-vous vérifié si le lait est encore bon ? Etes-vous sûr que ces prunes sont mûres ? Plus de caméra cachée, plus de plaisir entre amis le samedi soir, plus de pain pour les putains, plus tracas, plus d’angoisse. Je vais faire comme ces pourris ! Je vais jouer mon jeu ! Rira bien qui rira le dernier !

(Un mois plus tard)

— Le gars du deuxième est venu acheter un pain ce matin.
— Il a dis quelque chose ?
—  Bonjour Mademoiselle, avec un beau sourire. C’est dommage qu’il ne vient plus aussi souvent qu’avant. Je le trouve plutôt beau gars, moi…
— Je suis sûr que c’est un chic type, dans le fond. Je trouve qu’il va mieux depuis quelques semaines. Tu as remarqué ?
— Oui, beaucoup mieux ! C’était vraiment une excellente idée, le numéro du psy sur le billet. Je crois que vous l’avez sauvé, Patron !