Je suis le souvenir banal de l’étiquette de prix d’un pot de confiture à l’abricot et j’ai un plan pour survivre à la maladie d’Alzheimer !

Savez-vous que tous les souvenirs ne sont pas nés avec les mêmes atouts ?

Les uns, comme presque tous ceux de catégorie « Première fois », sont conçus pour résister au temps : le premier baiser, le premier saut en parachute, le premier des deux parents qui décède. Résistent aussi très bien : les images du 11 septembre, le visage du Che ou le nom de cet insubmersible navire qui coula a pique au large des côtes de Terre-Neuve dans la nuit du 15 avril 1912.

Certains souvenirs sont plus vulnérables comme les numéros de téléphone ou les dates d’anniversaire ou ceux de cette altercation sur la Grand-Place de Bruxelles entre deux touristes dont « L’un d’eux, Monsieur, portait la barbe. Non pas la barbe, une casquette. Heu… non pas une casquette, un perfecto noir… »

D’autres souvenirs – dont j’en suis, malheur à moi ! – sont enfuis au fin fond de cerveaux sans cervelle et n’ont pas reçu le moindre de ces atouts ; ils sont le produit de 47 par 36, le nombre de calories dans un morceau de Lindt Extra Fondant ou le 17e des 24 couplets du Bon Roi Dagobert.

Je trouve injuste de n’être que la réminiscence d’une petite pièce de papier jaune fluo, collée sur le couvercle d’un pot de Bonne Maman, qui s’épuise depuis 2006 dans l’esprit d’Henriette à tenter de supplanter Ben Laden et le Titanic.

Savez-vous ce qu’elle a de particulier Henriette ?

Elle a reçu un diagnostic de démence précoce à l’âge de soixante-trois ans et en quelques mois, sa mémoire est devenue un véritable champ de bataille. Imaginez donc que dorénavant pour elle, Guevara est le nom d’un bateau sur lequel elle aurait embrassé un Belge 1 912 fois – j’exagère à peine.

J’ai tout tenté pour qu’elle se souvienne de moi, pour apparaître sur le fond de sa rétine quelques instants ou dans l’un de ses rêves mais ce crâne est un impossible labyrinthe où la compétition avec les autres souvenirs est devenue ultra féroce.

J’avoue que je ne contribue pas à la guérison d’Henriette en combattant ses pensées.Parfois, quand j’en croise une, il m’arrive de jouer du coude, de provoquer la rixe, d’essayer de la ralentir, de la dominer, que Mère-grand la confonde avec une autre. L’idée qu’Henriette soit la dernière personne vivante à pouvoir se souvenir d’avoir payé 1,25€ pour un pot de confiture, et qu’elle n’y arrive pas, me tue !

Je suis un souvenir inutile, me direz-vous, que cette pauvre dame aurait beaucoup mieux à faire que de repenser à moi ? Sans doute. Mais je suis aussi un souvenir tenace et bien déterminé à survivre.

Je disais donc en commençant mon récit que j’avais probablement découvert le remède à la maladie d’Alzheimer. Savez-vous comment ?

D’abord il faut savoir que faire travailler sa mémoire aide à ralentir la progression de la maladie mais que ce n’est pas un remède. Le vrai remède contre l’oubli c’est d’écrire ses mémoires, de raconter des histoires et de transmettre ses souvenirs à des esprits en meilleure santé.

J’ai découvert comment survivre à l’Alzheimer en observant les plus vieux souvenirs de Bonne-maman. J’ai compris que souvent ce sont des mises en contexte particulières qui les raniment. Je suis certain, en ce qui me concerne, que si on la laissait aller seule à l’épicerie, je lui apparaîtrais lentement au rayon des confitures : d’abord très diffus (« À l’abricot ou aux mûres? ») – puis un peu moins flou – « Je me rappelle d’une étiquette jaune flo mais quel prix y était donc écrit ? » – puis un peu plus précis –« C’était de la Bonne-Maman à l’abricot, avec son couvercle métallique qui rappelle la nappe de la cuisine. Le prix était collé dessus. » – puis dans un grand flash qui lui rendrait le sourire, elle s’écrierait : « Dans mon temps, on payait un pot comme celui-ci seulement 1,25€ ! C’est un scandale !».

Oui, c’est un scandale mais c’était ça le plan : il y a quelques instants, j’ai moi-même créé une mise en contexte particulièrement favorable à ma transmission à un esprit en bonne santé… le vôtre ! Entre deux de vos lectures et le plus sournoisement du monde, je me suis faufilé dans votre mémoire par le billet de ce récit abracadabrant et, disons-le plutôt, mal écrit. 

Je suis le souvenir machiavélique de l’étiquette de prix d’un pot de confiture à l’abricot dont vous vous souvenez de la couleur et du prix qu’on pouvait y lire alors que vous ne l’avez jamais vu !

Allez-vous en maintenant. On se rappelle plus tard…