– Professeur ! Professeur !
– Qu’y a-t-il encore, mon vieux ?
– Ça marche !
– Quoi donc ?
– Mais la machine ! Elle marche !
– Je n’y crois pas montrez-moi !

L’assistant termina le réglage de la console principale et entra dans la cabine de projection de la machine à voyager dans le temps. 

– Si ça explose, appelez ma mère et expliquez-lui comment j’ai été courageux !

En fixant le professeur avec le sourire aux lèvres, il actionna le mécanisme de mise en marche, programma ses coordonnées temporelles de destination, puis salua son supérieur et enclencha le compte à rebours final.

… 3… 2… 1… RIEN.

L’assistant sortit de l’engin et regarda son patron dans les yeux. Ce qu’il venait de vivre l’avait visiblement enchanté. Il sortit de la poche de son sarrau, son téléphone portable pour composer un numéro en faisant signe au professeur de patienter — Rien qu’une seconde, c’est important.
Quand sa très brève conversation fut achevée, il déclara à qui pouvait entendre :

– Tout est écrit ! Nous ne contrôlons rien du tout !
– Mais de quoi parlez-vous ?

L’assistant fit signe au professeur de le suivre jusqu’au tableau. Il prit une craie et s’assura que l’autre allait l’écouter attentivement.

– Le voyage dans le temps n’est pas une utopie. Je suis allé dans le futur et j’en suis revenu. Votre machine, Professeur, fonctionne parfaitement bien ! Votre théorie sur le voyage cependant, elle…
– Que voulez-vous dire, mon vieux ?
– Je veux dire que si vous y êtes arrivé, c’est par pure chance… Oubliez toutes vos suppositions sur les paradoxes du voyageur rencontrant son double ou tuant son ancêtre. Rien de tout cela n’arrivera jamais ! Croyez-moi !
– Je veux bien vous croire, mais de mon point de vue d’observateur, l’expérience de toute à l’heure n’a pas fonctionné du tout. Je n’ai rien vu se passer, moi, ajouta le scientifique en souriant.
– Et pourtant…

Il se retourna et commença à tracer des lignes parallèles sur le tableau noir. Cinq droites horizontales. Et il ajouta une clé de sol à leur gauche.

– Voyez-vous où je veux en arriver ?
– Pas du tout ! Continuer…
– (S’exécutant) Je dispose par-ci par-là quelques notes de musique pour la démonstration. Et voilà.
– Et voilà ?
– Le temps ! La grande symphonie !
– Le temps ?
– Le temps est comme cette partition. Chaque événement, du plus infime et insignifiant au Big Bang lui-même y est représenté par une note, un accord, un silence. Rien n’est laissé au hasard. Et nous, les humains, avec nos inventions et nos théorèmes, je suis sûr que nous faisons partie des moments les plus passionnants.

Le professeur malgré ses longues années d’expérience et son sens très professionnel de la gestion du temps de travail et des tâches de son personnel qualifié accepta d’accorder encore quelques minutes d’attention à son élève pour l’explication qui suivit.

– Voilà l’idée : d’après moi, tout est prédéterminé, écrit d’avance, et depuis toujours, et les évènements se déroulent et se répètent indéfiniment, comme les notes de la partition d’un pianiste.
– Continuez…
– Chaque note est sur papier, et chaque fois au même endroit quand il recommence son morceau. Arrivé à la fin, il peut continuer sans s’arrêter en reprenant à la première note sans marque de pause. Et pourquoi pas, si l’envie lui en prenait, il pourrait rejouer et rejouer ses passages préférés indéfiniment, en boucle.
– Amusant. Et le pianiste… Dieu, sans doute ?
– Sans doute… (Il marqua une pause et reprit l’énoncé de sa théorie) J’ai voyagé dans le temps en passant par-dessus 60 minutes de la ligne du temps, enjambées instantanément, comme un musicien qui sans avertissement et sans interrompre le rythme de son œuvre aurait sauté par-dessus un passage ennuyeux…
– Vous avez beau insister sur votre expérience personnelle et en faire une belle parabole, je dois, en bon scientifique, douter du résultat sans preuve ! Je vous répète que de mon point de vue d’observateur passif, rien ne s’est produit lorsque vous avez testé la machine…
– Ne me dites pas que vous vous attendiez à ce que je me désintègre, en plus !
– C’est ce que prévoit la théorie.
– L’ancienne théorie !

L’assistant, sûr de lui, montra l’une de ses notes blanches, au tableau, en fin de portée et enchaîna avec ceci :

– Voici mon corps, dans le futur. Pourquoi donc devrais-je m’encombrer, pendant mon voyage, de mon enveloppe charnelle qui du point de vue nucléaire est de surcroît bien trop lourde pour que l’on puisse générer sur Terre l’énergie nécessaire à la dématérialiser ! Admettez…

Le professeur se gratta le front. Il devait avouer que l’élève sur cette réflexion avait surpassé le maître ! 

– Votre théorie prend-elle en compte l’âme humaine, les souvenirs et les expériences vécues de chacun ? Si tout est écrit et que selon vous on ne peut en changer, comment pourriez-vous visiter le passé en connaissant le futur et réciproquement ? Expliquez-moi donc, mon vieux, comment vous pourriez être revenu du futur, conscient de ce qui venait de vous arriver ; parce que si je me base sur votre analogie avec la musique — j’espère avoir bien compris — se promener sur la partition ne modifie pas la musique !
– Je pense que vous avez parfaitement raison, mais je vous avoue qu’à brûle-pourpoint je n’ai pas encore de réponse complète. En revanche, je peux sans risque m’avancer en vous disant que ce n’est pas la musique qui change, mais la façon dont on la joue. Avez-vous déjà eu le plaisir d’entendre Gould rejouer Bach ?
– (Il leva les yeux en souriant) Si vous avez vraiment voyagé dans le temps et en êtes revenu avec vos souvenirs, prouvez-le !
– Accordez-moi encore quatre minutes et j’y arriverai.
– Quatre minutes ?

L’assistant n’ajoutant rien, l’autre surenchérit :

– Vous avez dit avoir fait un bon dans le temps de soixante minutes, mais vous ne m’avez pas dit encore comment vous êtes revenu.
– Vous n’étiez plus là. J’étais seul dans le laboratoire. J’ai jeté un coup d’œil à l’horloge murale et je suis retourné dans la machine pour faire le voyage inverse. C’est aussi simple.
– Vous me subjuguez ! Je ne crois pas un mot de ce que vous dites. Apprenez, jeune homme que j’ai passé près de la moitié de ma vie à essayer de comprendre le temps et ses secrets. Plus de trente années à étudier, théoriser, calculer, inventer, et j’en passe. J’ai gagné un prix Nobel pour mon acharnement, je vous le rappelle !
– Professeur, ne vous mettez pas en colère. Je ne suis pas en train de vous mentir ou de douter de votre apprentissage, tout au contraire, je suis en train de vous féliciter pour votre réussite ! Cette machine marche parfaitement !
– Ne vous foutez pas de moi ! Quand vous me démontrerez votre sérieux et me prouverez tout ce que vous avancez, j’accepterai à nouveau de vous prêter attention. En attendant, retournez au travail et cessez de me faire perdre mon temps !

À ces mots, il fléchit un genou, agrippa son bras gauche et tourna presque de l’œil, serrant les dents de douleur.

– C’est un infarctus, Professeur. Calmez-vous et allongez-vous, l’ambulance sera ici dans une minute.
– Je vais mourir, fit-il en gémissant. Appelez les secours… Je vous en prie…
– Je les ai appelés il y a déjà dix minutes. Reposez-vous, Professeur, je vous assure que votre heure n’est pas encore arrivée…

À cet instant, deux brancardiers et un médecin enfoncèrent la porte du laboratoire et s’approchèrent :

– Il va s’en sortir, ne vous inquiétez pas, déclara l’assistant en souriant au médecin.
– Qu’en savez-vous, vous ? Vous êtes docteur sans doute ?
– Non, monsieur, je ne suis qu’un simple pianiste…